Littérature et neurosciences
À l'occasion de la semaine du cerveau, j'ai eu la chance d'assister à une lecture de textes donnée par Patrick Simon et Philippe Vernier. Les textes, extraits de littérature classique, abordent le fonctionnement de la pensée, de la conscience, de la mémoire... bref, le fonctionnement interne du cerveau. Philippe Vernier, neuroscientifique, explique en quoi ces textes, résultats d'une introspection poussée, sont les premiers éléments d'une recherche en neuroscience. Le travail de ces artistes et écrivains décrit en effet avec une précision extrême les mécanismes cérébraux auxquels s'intéresse aujourd'hui la science.
Pendant la soirée, les textes ont été lus les uns à la suite des autres, sans en annoncer le titre ni l'auteur, de manière à forcer l'attention du public. Je vous invite à faire de même ici : lisez-les à votre rythme, vous reconnaîtrez certainement certaines œuvres, vous pourrez le vérifier à la fin de l'article.
texte 1
Moi, lorsque je m’observe, eh bien je n'y vois goutte.
J'ai pris ce tic de ressentir si haut et fort
Que bien souvent je me fourvoie lorsque je sors
Des sensations senties afin que je les goûte.
Je hume l'air et je déguste les liqueurs :
C’est là être existant à ma propre façon,
Et j'ignore toujours quelle est la conclusion
Des sensations que je conçois contre mon cœur.
Au fait je n'ai jamais cherché à calculer
Si je sens bien ce que je sens, s'il est possible
Que je sois tel et quel je semble en vérité,
Si je me juge moi en usant du bon crible.
Devant les sensations je suis un peu athée :
Est—ce moi qui ressens en moi? Manque la Clé.
texte 2
Pendant cette singulière maladie qui ravage les races à bout de sang, de soudaines accalmies succèdent aux crises ; sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, des Esseintes se réveilla tout valide, un beau matin ; plus de toux déracinante, plus de coins enfoncés à coup de maillet dans la nuque, mais une sensation ineffable de bien-être, une légèreté de cervelle dont les pensées s’éclaircissaient et, d’opaques et glauques, devenaient fluides et irisées, de même que des bulles de savon de nuances tendres.
Cet état dura quelques jours, puis subitement, une après-midi, les hallucinations de l’odorat se montrèrent. Sa chambre embauma la frangipane ; il vérifia si un flacon ne traînait pas, débouché ; il n’y avait point de flacon dans la pièce ; il passa dans son cabinet de travail, dans la salle à manger : l’odeur persista. Il sonna son domestique : — Vous ne sentez rien, dit-il ? L’autre renifla une prise d’air et déclara ne respirer aucune fleur : le doute ne pouvait exister ; la névrose revenait, une fois de plus, sous l’apparence d’une nouvelle illusion des sens.
Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arôme, il résolut de se plonger dans des parfums véritables, espérant que cette homéopathie nasale le guérirait ou du moins qu’elle retarderait la poursuite de l’importune frangipane. Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là, près d’un ancien baptistère qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en fer forgé, emprisonnant ainsi que d’une margelle argentée de lune, l’eau verte et comme morte du miroir, des bouteilles de toute grandeur, de toute forme, s’étageaient sur des rayons d’ivoire. Il les plaça sur une table et les divisa en deux séries : celle des parfums simples, c’est-à-dire des extraits ou des esprits, et celle des parfums composés, désignée sous le terme générique de bouquets. Il s’enfonça dans un fauteuil et se recueillit.
Il était, depuis des années, habile dans la science du flair ; il pensait que l’odorat pouvait éprouver des jouissances égales à celles de l’ouïe et de la vue, chaque sens étant susceptible, par suite d’une disposition naturelle et d’une érudite culture, de percevoir des impressions nouvelles, de les décupler, de les coordonner, d’en composer ce tout qui constitue une œuvre ; et il n’était pas, en somme, plus anormal qu’un art existât, en dégageant d’odorants fluides, que d’autres, en détachant des ondes sonores, ou en frappant de rayons diversement colorés la rétine d’un œil ; seulement, si personne ne peut discerner, sans une intuition particulière développée par l’étude, une peinture de grand maître d’une croûte, un air de Beethoven d’un air de Clapisson, personne, non plus, ne peut, sans une initiation préalable, ne point confondre, au premier abord, un bouquet créé par un sincère artiste, avec un pot-pourri fabriqué par un industriel, pour la vente des épiceries et des bazars. Dans cet art des parfums, un côté l’avait, entre tous, séduit, celui de la précision factice.
Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus des fleurs dont ils portent le nom ; l’artiste qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments, ne produirait qu’une œuvre bâtarde, sans vérité, sans style, attendu que l’essence obtenue par la distillation des fleurs ne saurait offrir qu’une très lointaine et très vulgaire analogie avec l’arome même de la fleur vivante, épandant ses effluves, en pleine terre. Aussi, à l’exception de l’inimitable jasmin, qui n’accepte aucune contrefaçon, aucune similitude, qui repousse jusqu’aux à peu près, toutes les fleurs sont exactement représentées par des alliances d’alcoolats et d’esprits, dérobant au modèle sa personnalité même et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux, cette touche rare qui qualifie une œuvre d’art.
En résumé, dans la parfumerie, l’artiste achève l’odeur initiale de la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu’un joaillier épure l’eau d’une pierre et la fait valoir. Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous, s’étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature, ce style d’une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague. Pour cela, il lui avait d’abord fallu travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les œuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l’arrangement de leurs périodes. Puis, dans cet idiome des fluides, l’expérience devait appuyer les théories trop souvent incomplètes et banales. La parfumerie classique était, en effet, peu diversifiée, presque incolore, uniformément coulée dans une matrice fondue par d’anciens chimistes ; elle radotait, confinée en ses vieux alambics, lorsque la période romantique était éclose et l’avait, elle aussi, modifiée, rendue plus jeune, plus malléable et plus souple.
Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre langue. Le style parfumé Louis XIII, composé des éléments chers à cette époque, de la poudre d’iris, du musc, de la civette, de l’eau de myrte déjà désignée sous le nom d’eau des anges, était à peine suffisant pour exprimer les grâces cavalières, les teintes un peu crues du temps, que nous ont conservées certains des sonnets de Saint-Amand. Plus tard, avec la myrrhe, l’oliban, les senteurs mystiques, puissantes et austères, l’allure pompeuse du grand siècle, les artifices redondants de l’art oratoire, le style large, soutenu, nombreux, de Bossuet et des maîtres de la chaire, furent presque possibles ; plus tard encore, les grâces fatiguées et savantes de la société française sous Louis XV, trouvèrent plus facilement leur interprète dans la frangipane et la maréchale qui donnèrent en quelque sorte la synthèse même de cette époque ; puis, après l’ennui et l’incuriosité du premier Empire, qui abusa des eaux de Cologne et des préparations au romarin, la parfumerie se jeta, derrière Victor Hugo et Gautier, vers les pays du soleil ; elle créa des orientales, des selam fulgurants d’épices, découvrit des intonations nouvelles, des antithèses jusqu’alors inosées, tria et reprit d’anciennes nuances qu’elle compliqua, qu’elle subtilisa, qu’elle assortit ; elle rejeta résolument enfin, cette volontaire décrépitude à laquelle l’avaient réduite les Malesherbes, les Boileau, les Andrieux, les Baour-Lormian, les bas distillateurs de ses poèmes.
Mais cette langue n’était pas demeurée, depuis la période de 1830, stationnaire. Elle avait encore évolué, et, se modelant sur la marche du siècle, elle s’était avancée parallèlement avec les autres arts ; s’était, elle aussi, pliée aux vœux des amateurs et des artistes, se lançant sur le Chinois et le Japonais, imaginant des albums odorants, imitant les bouquets de fleurs de Takéoka, obtenant par des alliances de lavande et de girofle, l’odeur du Rondeletia ; par un mariage de patchouli et de camphre, l’arome singulier de l’encre de Chine ; par des composés de citron, de girofle et de néroli, l’émanation de l’Hovénia du Japon. Des Esseintes étudiait, analysait l’âme de ces fluides, faisait l’exégèse de ces textes ; il se complaisait à jouer pour sa satisfaction personnelle, le rôle d’un psychologue, à démonter et à remonter les rouages d’une œuvre, à dévisser les pièces formant la structure d’une exhalaison composée, et, dans cet exercice, son odorat était parvenu à la sûreté d’une touche presque impeccable.
De même qu’un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume une goutte ; qu’un vendeur de houblon, dès qu’il flaire un sac, détermine aussitôt sa valeur exacte ; qu’un négociant chinois peut immédiatement révéler l’origine des thés qu’il sent, dire dans quelles fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques, il a été cultivé, l’époque où ses feuilles ont été cueillies, préciser le degré de torréfaction, l’influence qu’il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l’Aglaia, de l’Olea fragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec un relent de fleurs lointaines et fraîches ; de même aussi des Esseintes pouvait en respirant un soupçon d’odeur, vous raconter aussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de l’artiste qui l’avait écrit et lui avait imprimé la marque personnelle de son style. Il va de soi qu’il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs ; il avait même du véritable baume de La Mecque, ce baume si rare qui ne se récolte que dans certaines parties de l’Arabie Pétrée et dont le monopole appartient au Grand Seigneur.
Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table, il songeait à créer un nouveau bouquet et il était pris de ce moment d’hésitation bien connu des écrivains, qui, après des mois de repos, s’apprêtent à recommencer une nouvelle œuvre. Ainsi que Balzac que hantait l’impérieux besoin de noircir beaucoup de papier pour se mettre en train, des Esseintes reconnut la nécessité de se refaire auparavant la main par quelques travaux sans importance ; voulant fabriquer de héliotrope, il soupesa des flacons d’amande et de vanille, puis il changea d’idée et se résolut à aborder le pois de senteur. Les expressions, les procédés lui échappaient ; il tâtonna ; en somme, dans la fragrance de cette fleur, l’oranger domine : il tenta de plusieurs combinaisons et il finit par atteindre le ton juste, en joignant à l’oranger de la tubéreuse et de la rose qu’il lia par une goutte de vanille. Les incertitudes se dissipèrent ; une petite fièvre l’agita, il fut prêt au travail ; il composa encore du thé en mélangeant de la cassie et de l’iris, puis, sûr de lui il se détermina à marcher de l’avant, à plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracas effondrerait le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui se faufilait encore dans sa pièce. Il mania l’ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles, le patchouli, le plus âcre des parfums végétaux et dont la fleur, à l’état brut, dégage un remugle de moisi et de rouille. Quoi qu’il fît, la hantise du xviiie siècle, l’obséda ; les robes à paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux ; des souvenirs des « Vénus » de Boucher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose, s’installèrent sur ses murs ; des rappels du roman de Thémidore, de l’exquise Rosette retroussée dans un désespoir couleur feu, le poursuivirent. Furieux, il se leva et, afin de se libérer, il renifla, de toutes ses forces, cette pure essence de spika-nard, si chère aux Orientaux et si désagréable aux Européens, à cause de son relent trop prononcé de valériane. Il demeura étourdi sous la violence de ce choc ; comme pilées par un coup de marteau, les filigranes de la délicate odeur disparurent ; il profita de ce temps de répit pour échapper aux siècles défunts, aux vapeurs surannées, pour entrer, ainsi qu’il le faisait jadis, dans des œuvres moins restreintes ou plus neuves.
Il avait autrefois aimé à se bercer d’accords en parfumerie ; il usait d’effets analogues à ceux des poètes, employait, en quelque sorte, l’admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire, telles que « l’Irréparable » et « le Balcon », où le dernier des cinq vers qui composent la strophe est l’écho du premier et revient, ainsi qu’un refrain, noyer l’âme dans des infinis de mélancolie et de langueur. Il s’égarait dans les songes qu’évoquaient pour lui ces stances aromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif de sa méditation, par le retour du thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés, dans l’odorante orchestration du poème. Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense. Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré fleuri » ; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait du tilia de Londres. Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil. Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dont il força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelle dans ses strophes. Les femmes s’étaient peu à peu évanouies ; la campagne était devenue déserte ; alors, sur l’horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols de punch. Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise qu’il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette purulence de l’air, ses doux effluves.
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de l’immonde puanteur de la gutta-percha et de l’huile de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en une boîte hermétiquement close sa résine, et les fabriques disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin s’élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandant leur fine effluence dans l’été de ces senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls.
texte 3
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
texte 4
Il songea entre autres à la phase par où s’annonçaient ses attaques d’épilepsie quand celles-ci le surprenaient à l’état de veille. En pleine crise d’angoisse, d’hébétement, d’oppression, il lui semblait soudain que son cerveau s’embrasait et que ses forces vitales reprenaient un prodigieux élan. Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales.
Mais ces moments radieux ne faisaient que préluder à la seconde décisive (car cette autre phase ne durait jamais plus d’une seconde) qui précédait immédiatement l’accès. Cette seconde était positivement au-dessus de ses forces. Quand, une fois rendu à la santé, le prince se remémorait les prodromes de ses attaques, il se disait souvent : ces éclairs de lucidité, où l’hyperesthésie de la sensibilité et de la conscience fait surgir, une forme de « vie supérieure », ne sont que des phénomènes morbides, des altérations de l’état normal ; loin donc de se rattacher à une vie supérieure, ils rentrent au contraire dans les manifestations les plus inférieures de l’être.
Cependant il aboutissait à une conclusion des plus paradoxales : « Qu’importe que mon état soit morbide ? Qu’importe que cette exaltation soit un phénomène anormal, si l’instant qu’elle fait naître, évoqué et analysé par moi quand je reviens à la santé, s’avère comme atteignant une harmonie et une beauté supérieures, et si cet instant me procure, à un degré inouï, insoupçonné, un sentiment de plénitude, de mesure, d’apaisement et de fusion, dans un élan de prière, avec la plus haute synthèse de la vie ? » Ces expressions nébuleuses lui semblaient parfaitement intelligibles, quoique encore trop faibles. Il ne doutait pas, il n’admettait pas que l’on pût douter que les sensations décrites réalisassent en effet « la beauté et la prière », avec une « haute synthèse de la vie ». Mais ses visions n’avaient-elles pas quelque chose de comparable aux hallucinations fallacieuses que procurent le haschich, l’opium ou le vin, et qui abrutissent l’esprit en déformant l’âme ? Il pouvait sainement raisonner à ce sujet une fois que l’attaque était passée. Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective. Si, à cette seconde, c’est-à-dire à la dernière période de conscience avant l’accès, il avait eu le temps de se dire clairement et délibérément : « oui, pour ce moment on donnerait toute une vie », c’est qu’à lui seul, ce moment-là valait bien, en effet, toute une vie.
texte 5
Ma chère sœur,
Depuis longtemps j’aurais dû répondre à tes deux lettres que j’ai encore reçues à Saint-Rémy mais le voyage, le travail et un tas d’émotions nouvelles jusqu’aujourd’hui me le faisaient remettre du jour au lendemain. Cela m’a beaucoup intéressé que tu aies soigné des malades à l'hôpital Wallon. Certes c’est ainsi que l’on apprend un tas de choses des meilleures et des plus nécessaires que l’on puisse apprendre, et moi je le regrette que je sache rien, en tout cas pas assez, de tout cela.
C'était pour moi un grand bonheur de revoir Théo, de faire connaissance avec Jo et le petit. Théo toussait davantage que lorsque je l’ai quitté il y a plus de deux ans, mais en causant et lorsqu’on le voyait de près pourtant je le trouvais certes, tout bien compté, plutôt changé à son avantage, et Jo est pleine et de bon sens et de bonne volonté.
Le petit n‘est pas malingre mais pas fort aussi. C'est un bon système que la femme accouche à la campagne et y passe avec le petit les premiers mois, si l’on reste dans une grande ville. Mais voilà, pour la première fois surtout l’accouchement étant redoutable, ils n’ont certes pas pu faire mieux ou autrement qu’ils n’aient fait. J’espère qu’ils viendront ici à Auvers pour quelques jours bientôt.
Pour moi le voyage et le reste jusqu’ici se sont bien passés, et de revenir dans le Nord me distrait beaucoup. Puis j’ai trouvé dans le Dr Gachet un ami tout à fait et quelque chose comme un nouveau frère, tellement nous nous ressemblons physiquement, et moralement aussi. Il est très nerveux et beaucoup bizarre lui—même, et il a rendu aux artistes de la nouvelle école beaucoup d’amitiés et services, tant que c’était dans son pouvoir. J’ai fait son portrait l’autre jour et vais peindre aussi celui de sa fille qui a dix-neuf ans. Il a perdu sa femme il y a quelques années, ce qui a contribué beaucoup à le casser. Nous avons été amis pour ainsi dire tout de suite et j’irai passer toutes les semaines une ou deux journées chez lui, à travailler dans son jardin dont j’ai déjà peint deux études, l’une avec des plantes du Midi, aloès, cyprès, soucis, l’autre des roses blanches, de la vigne et une figure, puis un bouquet de renoncules. Avec cela j’ai un plus grand tableau de l’église du village — un effet où le bâtiment paraît violacé contre un ciel d’un bleu profond et simple, de cobalt pur, les fenêtres à vitraux paraissent comme des taches bleu d’outremer, le toit est violet et en partie orangé. Sur l’avant—plan un peu de verdure fleurie et du sable ensoleillé rose. C‘est encore presque la même chose que les études que je fis à Nuenen de la vieille tour et du cimetière, seulement à présent la couleur est probablement plus expressive, plus somptueuse. Mais dans les derniers temps à Saint-Rémy j’ai encore travaillé comme un enragé, surtout à des bouquets de fleurs, roses et iris violets. J ’ai rapporté pour le petit de Théo et Jo un tableau assez grand — qu’ils ont accroché au-dessus du piano — des fleurs d’amandiers blanches — de grandes branches sur un fond bleu céleste, et ils ont dans leur appartement aussi un nouveau portrait d’Arlésienne.
Mon ami le Dr Gachet est décidément enthousiaste de ce dernier portrait d’Arlésienne dont moi aussi j’ai un exemplaire pour moi, et d’un portrait de moi, et cela m’a fait plaisir puisqu’il me poussera à faire de la figure et, j’espère, me trouvera quelques modèles intéressants à faire. Ce qui me passionne le plus, beaucoup, beaucoup davantage que tout le reste dans mon métier c’est le portrait, le portrait moderne.
Je le cherche par la couleur et ne suis certes pas seul à le chercher dans cette voie. Je voudrais, tu vois, je suis loin de dire que je puisse faire tout cela mais enfin j’y tends, je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent connue des apparitions. Donc je ne cherche pas à faire cela par la ressemblance photographique mais par nos expressions passionnées, employant comme moyen d’expression et d’exaltation du caractère notre science et goût modernes de la couleur. Ainsi le portrait du Dr Gachet vous montre un visage couleur d’une brique surchauffée et hâlé de soleil, avec la chevelure rousse, une casquette blanche dans un entourage de paysage fond de collines bleu, son vêtement est bleu d’outremer — cela fait ressortir le visage et le pâlit malgré qu’il soit couleur brique. Les mains, des mains d’accoucheur, sont plus pâles que le visage.
Devant lui sur une table de jardin rouge, des romans jaunes et une fleur de digitale pourpre sombre. Mon portrait à moi est presque aussi ainsi, le bleu est un bleu fin du Midi et le vêtement est lilas clair. Le portrait d’Arlésienne est un ton de chair incolore et mate, les yeux calmes et fort simples, le vêtement noir, le fond rose et elle est accoudée à une table verte avec des livres verts.
Mais dans l’exemplaire qu’en a Théo le vêtement est rose, le fond blanc-jaune et le devant du corsage ouvert de la mousseline d’un blanc qui tourne sur le vert. Dans toutes ces couleurs claires les cheveux seuls, les cils et les yeux font des taches noires.
Je ne réussis pas à en faire un bon croquis. Il y a de Puvis de Chavannes à l’exposition un tableau superbe. Les personnages sont vêtus de couleurs claires et on ne sait pas si c’est des costumes de maintenant ou bien des vêtements de l’antiquité.
Deux femmes, toujours en longues robes simples, causent d’un côté, des hommes artistes de l’autre, au centre une femme, son enfant dans les bras, cueille une fleur sur un pommier en fleur. Une figure sera bleu myosotis, une autre citron clair, une autre rose tendre, une autre blanche, une autre violette. Le terrain une prairie piquée de fleurettes blanches et jaunes. Des lointains bleus avec une ville blanche et un fleuve. Toute l’humanité, toute la nature simplifiée mais connue elle pourrait être si elle ne l’est pas.
Cette description ne dit rien — mais en voyant le tableau, en le regardant longtemps, on croirait assister à une renaissance, totale mais bienveillante, de toutes choses auxquelles on aurait cru, qu’on aurait désiré, une rencontre étrange et heureuse des antiquités fort lointaines avec la crue modernité. J’ai revu aussi avec plaisir André Bouger qui avait l’air fort et calme et qui raisonnait ma foi, avec une grande justesse sur des choses artistiques. Cela me faisait grand plaisir qu’il était venu les jours que j’étais à Paris.
Merci encore de tes lettres, à bientôt, je t’embrasse en pensée.
t. à t.
texte 6
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et les oreilles
Et avec les mains et avec les pieds
Et avec le nez et avec la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
Je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et couche de tout mon long dans l’herbe,
Et ferme mes yeux brûlants,
Je sens tout mon corps couché dans la réalité,
Je sais la vérité et je suis heureux.
texte 7
Le jour d’aujourd’hui est le jour du plus grand triomphe. Il y a un roi en Espagne. Il s’est trouvé, ce roi. C’est moi. Aujourd’hui seulement j’en ai acquis la certitude. J’ai été éclairé, je l’avoue, comme par un éclair. Mais en vérité, je ne conçois pas comment j’avais pu m’imaginer que j’étais un conseiller titulaire ; comment une si folle idée avait-elle pu m’entrer dans la tête ? Il est fort heureux que personne ne se soit alors avisé de me mettre dans une maison de fous. Maintenant tout est éclairci ; je vois tout comme sur la paume de la main, tandis qu’auparavant tout me semblait caché dans une espèce de brouillard. Et je crois que tout cela provient de ce que les hommes s’imaginent que la cervelle humaine est logée dans la tête. Pas le moins du monde ; c’est le vent qui la porte du côté de la mer Caspienne. J’ai commencé par déclarer à Mavra qui j’étais. Quand elle a entendu qu’elle se trouvait devant le roi d’Espagne, elle a frappé dans ses mains et a manqué mourir de peur. La sotte qu’elle est ! Elle n’a jamais vu de roi d’Espagne. Je tâchai cependant de la rassurer en lui disant que je ne lui en voulais pas le moins du monde de ce qu’elle m’avait souvent mal ciré mes bottes. Elle appartient à la plèbe ; on ne peut lui parler de choses élevées. Elle s’est épouvantée de la sorte, parce qu’elle croyait que tous les rois d’Espagne ressemblent à Philippe II. Mais je lui ai bien expliqué qu’entre Philippe et moi il n’y a pas la moindre ressemblance. Je ne suis pas allé au département ; que le diable l’emporte ! Non, mes amis, maintenant vous ne m’y reprendrez plus ; je ne veux plus copier vos misérables paperasses.
texte 8
La migraine La migraine naît de la bile et de toutes les humeurs qui se trouvent chez l'homme ; elle s'en prend à la moitié de la tête de l'homme et non à sa totalité, si bien qu'elle se trouve tantôt du côté droit tantôt du côté gauche : lorsque les humeurs l'emportent, elle occupe le côté droit, et elle occupe le gauche quand c'est la bile qui l'emporte. En effet, la migraine a tant de puissance que si elle occupait toute la tête à la fois, l'homme ne pourrait la supporter. Et elle pourra difficilement être chassée parce que ce qui apaise la bile excite en revanche les humeurs mauvaises, et ce qui apaise les humeurs mauvaises fait augmenter la bile : et si on peut difficilement la soigner, c'est que la bile et les humeurs mauvaises se soignent difficilement en même temps.
Le vertige Lorsqu'un homme, en dehors de l'enseignement de ses supérieurs et sans aucune nécessité, par sa seule volonté, est souvent préoccupé par des réflexions nombreuses et diverses, il coupe la route à ses humeurs, si bien que tantôt sa tête part en avant, tantôt de côté, à l'écart de la verticale ; c'est pourquoi la tête de cet homme a le vertige, si bien que sa connaissance et ses sens le quittent.
La folie Et quand toutes ces maladies se réunissent ensemble et se déchaînent toutes à la fois dans la tête d'un homme, elles le rendent fou et le privent de son intelligence normale, tout comme un navire agité par les tempêtes se trouve mis en pièces. C'est pourquoi beaucoup pensent qu'il est possédé par le démon, ce qui est faux; mais les démons viennent s'ajouter à ces maladies et à cette douleur, tendent leurs pièges, accomplissant ainsi leur rôle de déraison. Cependant ce n'est pas eux qui sont les vrais propriétaires des paroles prononcées, car cet homme n'est pas vraiment possédé du démon. Car si le démon, par une permission divine, était propriétaire des paroles d'un homme, il exercerait sur lui ses ravages, par ses paroles et ses déchaînements, en prenant la place de l'Esprit-Saint, jusqu'à ce que Dieu le chasse comme il l'a chassé du ciel.
Le cerveau Le cerveau est baigné par les bonnes et les mauvaises humeurs qui se trouvent chez l'homme ; c'est pourquoi il est toujours mou et humide. Et si jamais il se dessèche, il est bien vite amené à la maladie. Par lui-même, en effet, il est naturellement humide et gras, et il est le support de la science, de la sagesse et de l'intelligence de l'homme, si bien qu'il les maîtrise en les émettant et en les retenant ; il retient aussi les forces des pensées. Lorsque les pensées sont dans le coeur, elles sont remplies soit de douceur soit d'amertume ; la douceur fait grossir Je cerveau, l'amertume le vide. Et le cerveau a, comme un foyer, des cheminées par lesquelles sort la fumée, (92) et il y a de ces chemins aussi dans les yeux, les oreilles, la bouche, les narines., et là ils sont visibles. Lorsqu'il y a de la douceur dans sa pensée, alors les yeux, les oreilles et les paroles de l'homme brillent de joie. Mais lorsqu'il y a en elle de l'amertume, les yeux font apparaître des larmes, l'ouïe et la parole se teintent de colère et de tristesse.
La rougeur du visage Si un homme qui, au cours d'une maladie, pendant qu’il est couché, a le visage qui rougit, c'est qu'il a le sang malade et infecté à cause de la maladie de ses viscères, et c'est pourquoi son visage rougit. En effet, une humeur mauvaise sort des veines, pénètre ses chairs et les traverse, si bien qu’elles en sont affaiblies et se mettent à enfler comme si elles étaient percées de trous minuscules. (95) Et cet homme n'en est pas attristé mais plutôt joyeux et il peut résister à sa maladie.
La pâleur du visage Si quelqu'un, au cours d'une maladie, est pâle et amaigri, c'est qu'en lui la mélancolie s'ajoute à la paralysie, si bien qu'il en sera refroidi ; c'est pourquoi, à cause de ce froid, il a le visage qui pâlit, ses chairs ne se développent pas, et, dans sa maladie, il est triste et se met facilement en colère. L'estomac donne aux viscères de l'humidité, tandis que la vessie leur donne beaucoup d'eau ; de ce fait, les viscères dissolvent les aliments d'une façon et la vessie d'une autre, et ainsi ils grossissent et contiennent divers excréments.
texte 9
"Mais quand d'un passé ancien rien ne subsiste, seules plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps".
II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. [...] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Marcel Proust , À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913.
texte 10
Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu'il vous plaira. Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d'esprit, et vous apprécierez s'il ne vaudrait pas mieux qu'on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent. Voici l'histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.
Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l'homme, sans m'étonner et sans comprendre., Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l'existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m'entoure, quand, un jour, je me suis aperçu que tout est faux. C'est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici : "Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence. Enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon seraient différentes si notre machine n'était pas de cette façon."
J'ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et., peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit. En effet, nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C'est-à-dire que l'être intérieur, qui constitue le moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l'être extérieur qui constitue le monde. Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux. Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière. Peu nombreux, parce que nos sens n'étant qu'au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
Je m'explique. - L'oeil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points. Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimension moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui. D'où il résulte qu'il ne sait et ne voit presque rien, que l'univers presque entier lui demeure caché, l'étoile qui habite l'espace et l'animalcule qui habite la goutte d'eau. S'il avait même cent millions de fois sa puissance normale, s'il apercevait dans l'air que nous respirons toutes les races d'êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu'il ne les atteindrait pas. Donc toutes nos idées de proportion sont fausses puisqu'il n'y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse. Notre appréciation sur les dimensions et les formes n'a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d'un organe et par une comparaison constante avec nous-mêmes. Ajoutons que l'oeil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le trompe. Il le confond avec l'air qu'il ne voit pas non plus.
Passons à la couleur. La couleur existe parce que notre oeil est constitué de telle sorte qu'il transmet au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les frappent. Toutes les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les nuances. Donc cet organe impose à l'esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire de constater les dimensions et d'apprécier les rapports de la lumière et de la matière.
Examinons l'ouïe. Plus encore qu'avec l'oeil, nous sommes les jouets et les dupes de cet organe fantaisiste. Deux corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l'atmosphère. Ce mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui change immédiatement en bruit ce qui n'est, en réalité, qu'une vibration. La nature est muette. Mais le tympan possède la propriété miraculeuse de nous transmettre sous forme de sens, et de sens différents suivant le nombre des vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l'espace. Cette métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l'oreille au cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l'algèbre.
Que dire du goût et de l'odorat ? Connaîtrions-nous les parfums et la qualité des nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ? L'humanité pourrait exister cependant sans l'oreille, sans le goût et sans l'odorat, c'est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l'odeur. Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d'admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d'autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.
Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d'inconnu inexploré. Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes. Tout est faux, tout est possible, tout est douteux. Formulons cette certitude en nous servant du vieux dicton : "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà." Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté. Deux et deux ne doivent plus faire quatre en dehors de notre atmosphère. Vérité sur la terre, erreur plus loin, d'où je conclus que les mystères entrevus comme l'électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés, que parce que la nature ne nous a pas fourni l'organe, ou les organes nécessaires pour les comprendre.
Après m'être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n'existe que pour moi tel que je le perçois et serait totalement différent pour un autre être autrement organisé, après en avoir conclu qu'une humanité diversement faite aurait sur le monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car l'accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et les divergences d'opinions ne proviennent que des légères différences de fonctionnement de nos filets nerveux, j'ai fait un effort de pensée surhumain pour soupçonner l'impénétrable qui m'entoure.
Suis-je devenu fou ? Je me suis dit : "Je suis enveloppé de choses inconnues." J'ai supposé l'homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant de mystères cachés, l'homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance. Et j'ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l'air, peur de la nuit. Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans limites, quel est le reste ? Le vide n'est pas ? Qu'y a-t-il dans le vide apparent ?
Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l'homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n'est pas autre chose que ce qui nous demeure voilé ! Alors j'ai compris l'épouvante. il m'a semblé que je touchais sans cesse à la découverte d'un secret de l'univers. J'ai tenté d'aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par moments l'invisible. Je me suis dit : "Tout est un être. Le cri qui passe dans l'air est un être comparable à la bête puisqu'il naît, produit un mouvement, se transforme encore pour mourir. Or, l'esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n'a donc pas tort. Qui sont-ils ?" Combien d'hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les peut distinguer, car nous n'avons pas l'oeil qui les verrait, ou plutôt l'organe inconnu qui pourrait les découvrir. Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Etres ou mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu'ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j'ai vu - j'ai vu un être invisible - autant qu'on peut les voir, ces êtres.
Je demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma table, la tête dans mes mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j'ai cru qu'une main intangible, ou plutôt qu'un corps insaisissable, m'effleurait légèrement les cheveux. Il ne me touchait pas, n'étant point d'essence charnelle, mais d'essence impondérable, inconnaissable. Or, un soir, j'ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d'une façon singulière. J'ai frémi. Je me suis tourné. Je n'ai rien vu. Et je n'y ai plus songé. Mais le lendemain, à la même heure, le même bruit s'est produit. J'ai eu tellement peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n'étais pas seul dans ma chambre. On ne voyait rien pourtant. L'air était limpide, transparent partout. Mes deux lampes éclairaient tous les coins. Le bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet cependant, je me retournais souvent.
Le lendemain je m'enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir à voir l'invisible qui me visitait. Et je l'ai vu. J'en ai failli mourir de terreur. J'avais allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table. En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite, ma cheminée. A gauche, ma porte que j'avais fermée au verrou. Derrière moi. une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J'avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées. Puis je m'assis comme tous les jours.
Le bruit s'était produit, la veille et l'avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J'attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi. Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n'étais pas dedans, et j'étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n'osais pas aller vers elle, sentant bien qu'il était entre nous, lui, l'invisible, et qu'il me cachait. Oh ! comme j'eus peur ! Et voilà que je commençai à m'apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait n'avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu. Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je le fais tous les jours en me regardant.
Je l'avais donc vu ! Et je ne l'ai pas revu. Mais je l'attends sans cesse, et je sens que ma tête s'égare dans cette attente. Je reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace, pour l'attendre ! Il ne vient plus. Il a compris que je l'avais vu. Mais moi je sens que je l'attendrai toujours, jusqu'à la mort, que je l'attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l'affût. Et, dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d'êtres atroces, toutes les visions invraisemblables qui doivent hanter l'esprit des fous.
Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?
texte 11
La nature de tout langage est d'être successi{, par conséquent de se prêter mal au raisonnement sur l‘éternel ou l’intemporel. Les lecteurs auxquels l‘argumentation précédente a déplu préféreront peut—être cette page écrite en 1928. je l‘ai déjà mentionnée ; il s‘agit du récit intitulé La Mort vécue :
« Je dois consigner ici une expérience que j‘ai vécue, il y a quelques nuits : bagatelle trop fugitive, trop extatique pour que je la nomme aventure; trop irrationnelle, trop sentimentale pour mériter le nom de pensée. Il s‘agit d‘une scène et de la parole qu’elle énonce : cette parole. je l’avais déjà dite, mais jusqu’alors, je ne l'avais pas vécue, je ne m'y étais pas adonné tout entier. Je vais en faire l‘histoire, avec les accidents de temps et de lieu qui 1‘ont amenée à se produire.
« Voici comment je me remémore la chose, L‘après-midi qui précéda cette nuit, je fus à Barracas : localité que ne fréquentent guère mes habitudes, et assez distante des lieux que je parcourus ensuite pour que ce jour en acquit déjà une saveur étrange. La nuit qui le suivit était sans emploi prévu ; comme elle était sereine, je sortis après dîner pour marcher et me souvenir. Je ne voulus pas fixer de but à celle marche ; je tâchai de ménager la plus grande marge de probabilités pour ne pas fatiguer mon attente par l’obligation d'imaginer d'avance une seule d‘entre elles. Je réalisai, dans la mauvaise mesure du possible, ce qu'on appelle marcher au hasard ; j'acceptai, sans autre parti pris conscient que celui d'éviter les avenues ou les rues larges, les invitations les plus obscures de la chance. Malgré tout, une sorte de gravitation familière me poussa vers certains quartiers, dont je veux toujours me rappeler le nom et qui dictent le respect à mon cœur. Je ne veux pas désigner par là mon quartier, le cercle précis de mon enfance, mais ses environs immédlats, encore mystérieux : régions limitrophes que j‘ai possédées entièrement en paroles, et bien peu en réalité, voisines et mythiques à la fois. Le revers du connu, son dos : telles sont pour moi ces rues avant-dernières, presque aussi réellement ignorées que les fondations enterrées de notre maison ou notre invisible squelette. La marche me conduisit au coin d‘une rue. J'emplis mes poumons de nuit. dans le calme infini d'une pensée en suspens. Le spectacle, sans doute des plus smlples, semblait simplifié encore par ma fatigue. Ce qu'il avait même de typique le rendait irréel : c'était une rue à maisons basses, qui signifiait au premier regard la pauvreté ; au second pourtant, sans doute possible, le bonheur. Elle était des plus pauvres et des plus belles. Aucune maison n’osait aller jusqu‘à la rue ; le figuier faisait de l'ombre à l'angle ; les petits portails -- plus hauts que les lignes allongées des murs -- semblaient taillés à même la substance infinie de la nuit. Le trottoir était à pic sur la rue; la rue était de boue élémentaire, boue d'une Amérique non encore conquise. Au fond la ruelle, déjà sentier de la pampa, se défaisait en direction du Maldonado. Sur la terre trouble et chaotique, un mur rose semblait non pas accueillir la lumière, mais épandre la sienne propre. Rien, je pense, ne saurait mieux nommer la tendresse que ce rose.
« Je restai à regarder cette simplicité. Je pensai, sûrement à voix haute : “C‘est la même chose qu‘il y a trente ans..." j'imaginai cette date : époque récente en d'autres pays, mais déjà lointaine de ce côté changeant du monde. Un oiseau chantait peut-être, peut-être éprouvai-je pour lui une amitié petite, de la taille d'un oiseau ; mais le plus certain est que dans ce silence déjà vertigineux, i1 n'y eut pas d‘autre bruit que le cri, lui aussi intemporel, des grillons. Celle pensée facile : “Je suis en mille huit cent et tant“ cessa d‘être un groupe de mots approximatifs et atteignit la profondeut d'une réalité. Je me sentis mort, je sentis que je percevais abstraitement le monde : crainte indéfinie, imbue de la connaissance, qui est la clarté la meilleure de la métaphysique. Non, je ne crus pas avoir remonté les eaux présumées du temps ; bien plutôt je me soupçonnai en possession du sens réticent ou absent de ce mot inconcevable : "l'éternité". Plus tard seulemenl. Je parvins à préciser cette imagination.
« Voici comment, à présent, je l‘énonce. Cette pure représentation de faits homogènes -- nuit sereine, petit mur limpide, odeur provinciale du chèvrefeuille, boue fondamentale -- n‘est pas simplement identique à celle qui se produisit au coin de cette rue, il y a tant d'années : c'est, sans ressemblance ni répétition, la même. Si l'intuition d"une telle identité ous est possible, le temps est une tromperie : qu'un moment de son apparent hier ne soit ni diffèrent ni séparable d'un moment de son apparent aujourd’hui, cela suffit pour le désintégrer.
« Il est évident que le nombre des moments humains n'est pas infini. Les moments élémentaires -- souffrance et jouissance physiques, approche du sommeil, audition d'une même musique, états de grande intensité ou de grande atonie -- sont encore plus impersonnels. J'en tire d'avance cette conclusion : la vie est trop pauvre pour n'être pas immortelle. Mais nous n'avons même pas l'assurance de notre pauvreté, du fait que le temps, facile à réfuter dans l'ordre sensitif, ne l'est pas également dans l'ordre intellectuel, auquel semble liée la notion de succession. Que l'idées entrevue ne dépasse donc pas les limites d'une anecdote émotionnelle, et que l'irrésolution avoué de cette page soit tout ce qui reste du moment d'extase réelle et de la suggestion d'éternité possible que me départit cette nuit. »
texte présents
- texte 1 : Sonnet, Alvaro de Campos
- texte 2 : À rebours, J.K. Huysmans
- texte 3 : Correspondances, Charles Baudelaire
- texte 4 : L'idiot, Dostoievsky
- texte 5 : Lettre à Wil (5 juin 1890), Vincent Van Gogh
- texte 6 : Je suis un gardeur de troupeau, Alberto Caiero (Fernando Pessoa)
- texte 7 : Mémoires d'un fou, Gogol
- texte 8 : Les causes et les remèdes, Hildegarde de Bingen
- texte 9 : Du côté de chez Swann, Marcel Proust
- texte 10 : Lettre d'un fou, Guy de Maupassant. Texte publié dans Gil Blas du 17 février 1885 sous la signature de Maufrigneuse.
- texte 11 : Anthologie personnelle, Borges