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2019-06-10

Monnaie libre

Notre civilisation fait face à une grave crise de valeurs. Alors que le système en place nous procure un confort de vie inégalé, il cause la destruction irrémédiable de l'écosystème planétaire et des inégalités toujours plus grandes. Les valeurs de la société de consommation sont venues supplanter celles de l'humain : l'Argent tend à devenir notre seul prisme décisionnel au détriment du bien-être, de la liberté de penser et de la santé de notre planète.

Beaucoup d'initiatives qui pourraient grandement améliorer notre société sont avortées par "manque d'argent". Cela m'a mené à m'intéresser à la responsabilité de notre système monétaire et de nos structures de financement dans ce que j'appelle une crise de valeurs.

Mon intérêt pour la monnaie libre remonte à plus de deux ans. Je parle dans un premier article introductif de la théorie qui la définit et du logiciel qui la fait exister. Dans un deuxième, je reformule la théorie avec le langage du physicien. Dans ce troisième article, je cherche à montrer en quoi la redéfinition de la monnaie me paraît être une bonne voie pour attaquer les aberrations de notre système de valeurs, de nos mécanismes de financement, et pour gérer durablement les communs.

Valeur et monnaie

Il est impossible de définir de manière absolue la valeur d'un objet. En effet, celui-ci peut avoir une valeur marchande dépendante du contexte et une valeur morale dépendante de l'individu. Cependant, on peut chercher à mesurer cette valeur en lui attribuant un nombre, c'est ce que permet la monnaie. Lors d'un échange marchand, un transfert de monnaie a lieu dans un sens, un transfert de valeur dans l'autre. Quand les échanges sont nombreux, les prix s'accordent et constituent une mesure de la valeur. Le prix rend la valeur facile à appréhender par un observateur extérieur, qui peut ainsi réaliser des échanges sans se soucier de la valeur subjective de chaque individu. La monnaie est ainsi instrument qui unifie la représentation des valeurs marchande et morale.

En projetant la valeur (pluridimensionnelle) en un prix (unidimensionnel), on perd de l'information, c'est pourquoi le prix seul ne permet pas de remonter aux facteurs qui en sont la cause. Par exemple, il est impossible de déduire la valeur sentimentale d'un bijou de famille par son prix de vente. De plus, le prix peut passer sous silence certaines dimensions de la valeur : nous pouvons utiliser des ressources naturelles sans rien payer à la Terre ! Cette incomplétude est propre à la monnaie, d'où l'importance de systèmes dans lesquels la valeur n'est pas mesurée par elle, comme l'économie de don. Mais même en dehors de ce biais fondamental, les systèmes marchands sont affectés par leurs règles monétaires. Le fonctionnement de la monnaie lui-même contribue à définir la valeur monétaire d'un bien ou service. Autrement dit, une monnaie n'est pas nécessairement équivalente à une autre. Il peut en exister plusieurs, chacune représentant différemment la valeur.

Dans notre monde en crise de valeur, la monnaie n'est plus un instrument de mesure tant elle est dans la démesure. Le système financier, censé s'intéresser à la valeur des biens, surestime largement celles de l'immobilier ou de produits financiers complexes. La bulle persiste tant que la confiance règne, mais dès que la réalité rattrape la fiction financière, une crise de confiance éclate, comme dans le cas des subprimes ou de la crise de l'euro. Ces crises virtuelles ont des impacts réels sur l'économie. La monnaie circule moins bien, et la confiance met longtemps à revenir, non sans laisser de traces. La défiance générale par rapport à nos monnaies se fait ressentir à tous les niveaux et de nombreuses activités s'éloignent des systèmes marchands faute d'une monnaie digne de confiance. De nombreuses initiatives monétaires tentent de rétablir une valeur, souvent avec un message politique. Les cryptomonnaies souhaitent se passer d'autorité centrale, les monnaie locales complémentaires (MLC) souhaitent booster l'économie locale, les systèmes d'échange locaux (SEL) tentent même de faire disparaître la monnaie pour recréer du lien social !

Avant de voir la monnaie comme la représentation d'une valeur marchande, les économistes l'interprétaient comme représentation du travail des hommes. La contrepartie monétaire à un échange ne concerne en effet pas seulement les marchandises, mais également le travail. L'examen de cette rémunération pose des questions sur la façon dont nous traduisons la valeur du travail en monnaie : d'où viennent les inégalités entre patronat et salariat ? celles entre hommes et femmes ? pourquoi certaines activités ne sont-elles pas sujettes à rémunération alors que leur valeur est immense pour la société ? Dans une société où l'individu se définit par rapport à son travail, la valeur de l'individu est souvent confondue avec son salaire. C'est ce que fait Emmanuel Macron quand il oppose "ceux qui ont réussi" à "ceux qui ne sont rien" [ref] . En confondant la valeur du travail et la valeur de l'individu, notre société réduit l'étudiant à un produit sur le point d'être placé sur le marché du travail, elle remet en question la raison d'exister de millions d'individus victimes du chômage de masse, elle relègue les personnes âgées au rang de "retraités".

Notre système politique et économique nous a permis d'atteindre un très bon confort matériel de vie. En France, l'eau potable, l'alimentation et l'électricité sont très largement accessibles. L'alphabétisation est quasi totale et les soins sont de bonne qualité et accessible à tous. Pourtant certaines valeurs comme le bien-être de l'individu ou la santé de l'écosystème naturel paraissent ignorées : nous sommes incapables de les prendre en compte. Et pour cause, les décisions sont prises à travers le prisme unique du bilan comptable, qui décrit bien la situation de manière locale mais est incapable de rapporter la situation d'un point de vue global. Le résultat est que les activités à haute valeur humaine mais faible valeur marchande, bien qu'utiles pour la société, sont condamné à avancer à vitesse réduite par "manque d'argent". Elles se contentent des miettes du système en place, de dons insuffisants et de bénévolat. En parallèle, des startups ayant un intérêt social discutable sont financées à outrance. Notre monnaie est incapable de promouvoir ces valeurs non marchandes.

Les valeurs de notre société sont également largement affectées par la publicité. Celle-ci prend des formes dont l'agressivité devrait nous choquer : des affiches de dix mètre par quinze recouvrent nos plus beaux paysages urbains, des clips et pages publicitaires envahissent nos médias, une publication sur quatre servie par les réseaux sociaux est une publicité, nos transports en communs sont pleins d'affiches et d'écrans publicitaires. Cette publicité est l'expression des valeurs de notre système marchand. Elle nous fait préférer un plat Mac-Donald commandé sur Uber-Eats à un plat cuisiné maison, elle nous vante la nouvelle collection H&M en nous faisant oublier la piètre qualité de cette industrie textile et ses conséquences environnementales désastreuses, elle nous pousse à acheter le dernier smartphone pour remplacer le précédent dont l'obsolescence était programmée, elle nous fait rêver du dernier modèle de SUV avec des images de nature sauvage. La société de consommation bouleverse les valeurs de l'individu et génèrent chez lui une dissonance. Celle-ci est écrasée par une publicité massive, machine créatrice artificielle de valeur au service du consumérisme.

Les inégalités d'accès à la monnaie dette

La monnaie que nous utilisons aujourd'hui est un jeu d'écriture largement numérisé traduisant les reconnaissances de dette. Elle est créée par des banques privées lors de l’émission de crédit et détruite lors de son remboursement. Les banques se rémunèrent en partie sur la facturation des services comme les systèmes de paiement par carte bancaire, et en partie sur les intérêts du crédit. Ces intérêts sont une somme additionnelle à verser après remboursement du crédit. Quand des grandes structures publiques ou privées atteignent des niveaux d'endettement élevés, le coût des intérêts seuls peut se révéler catastrophique. C'est le cas pour la France qui paye chaque année plus de 10 milliards d'euros (1% de son PIB) rien que pour les intérêts d'une dette qu'elle ne pourra jamais rembourser. La seule façon de maintenir l'équilibre budgétaire est de maintenir la croissance. Quand la croissance est présente, le problème est reporté, mais il revient dès qu'elle s'arrête. Comme la monnaie ne provient que des dettes, le niveau d'endettement global augmente, asservissant toujours plus l'économie aux marchands de dettes, c'est-à-dire banques.

L'accès au crédit, et donc à la création monétaire, est très inégalement réparti. À l'échelle de l'individu, une personne riche emprunte plus facilement et de plus grandes sommes qu'une personne pauvre. Cette inégalité est reproduite à l'échelle du territoire, où, dans un même pays, la quantité de crédit par individu est plus haute dans les zones riches que les zones pauvres. Aux États-Unis, des citoyens [ref] se sont mobilisés pour faire face à ce problème et ont obligé les banques à publier le ratio dépôt / investissement par État. Il est apparu que la majorité des investissements allaient dans une minorité d'États les plus riches. Cela résulte en une abondance de monnaie dans certains États et à une carence de monnaie dans d'autres. Il existe des mécanismes compensatoires comme le micro-crédit, qui donne accès au crédit à des personnes très pauvres, et des mécanismes de redistribution comme les caisses d'allocations, qui permettent de faire circuler la monnaie ; mais ces solutions ne corrigent pas le problème, elles ne font que le rendre plus supportable. Si l'on regarde le crédit comme une source de monnaie qui draine l'économie via les intérêts et irrigue via des investissements, on s'aperçoit que l'inégalité d'accès à cette source est aussi injuste que l'inégalité d'accès à l'eau potable.

La monnaie qui circule dans les entreprises ne vient pas uniquement des ventes et du crédit. Une part importante provient de la cession de parts de l'entreprise, nommées actions. Ceux qui possèdent une action, les actionnaires, ont droit de participer à la prise de décision, et, dans un système capitaliste, de toucher une part des bénéfices, nommée dividende. Les actions sont soumises aux lois du marché : elles peuvent être vendues et leur prix négocié. Le crédit et l'actionnariat constituent à eux deux l'essentiel de l'apport monétaire des entreprises, je les réunirai ensuite sous le terme "investissement".

L'investissement crée un biais de sélection des projets. Un projet à la recherche de financement devra se conformer à ce qui plaît à l'actionnaire ou au banquier, sous peine de freiner son développement voire de menacer son existence. Cela conduit à une centralisation autour des sphères de création monétaire et de capital, qui sont à la fois spatiales et culturelles. Il sera par exemple difficile de vendre un projet low-tech rural à un citadin qui ne croit qu'au modèle de l'entreprise high-tech. Les intérêts servis seront alors ceux des banquiers et du capital, qui ne sont pas forcément représentatifs des intérêts de la société. Ils prennent en effet rarement en compte des valeurs comme le niveau de bien-être de l'individu ou la protection de l'écosystème planétaire. Ces deux aspects ne transparaissent d'ailleurs pas en comptabilité classique et des mécanismes d'externalités comptables commencent à être mis en place pour les prendre en compte dans le bilan des entreprises. Certaines formes d'actionnariat et certaines banques et fondations ont des préoccupations éthiques, mais les investissements restent aujourd'hui majoritairement guidés par des critères de rentabilité pure.

Ce biais de sélection peut également être vu comme un pouvoir décisionnel. En effet, les grandes évolutions de la société n'ont vu le jour qu'en réponse à des investissements massifs, chaque investissement fixant un cadre de développement pour les années à venir. Or aujourd'hui, le jeu des investissements asservit l'économie aux puissants ; les dettes publique et privée atteignent des niveaux tels que les intérêts seuls suffisent à plomber les budgets et freiner l'économie. Dans ce contexte difficile, il est impossible de s'opposer aux décisions d'une minorité d'individus dotés du capital et du privilège de création monétaire. Autrefois, des investissements dirigés par l'État ont donné lieu à l'énergie nucléaire, aux technologies de guerre, aux hôpitaux, aux réseaux routier, de gaz, d'eau, de télécommunications. Aujourd'hui, l'État n'investit pratiquement plus alors que des acteurs privés permettent aux startups de devenir des géants comme Uber ou SpaceX, et aux GAFAM de prendre toujours plus de pouvoir.

La monnaie libre pour financer les communs

Sur le site lescommuns.org, on apprend qu'un commun est une ressource gérée collectivement par une communauté. Cette définition fait d'abord penser aux ressources physiques telles qu'une forêt, une mine, une nappe phréatique, mais l'on peut l'étendre aux ressources immatérielles comme la connaissance, la culture, la santé, le patrimoine. Notre société a mis en place des structures collectives pour gérer ces communs. On note par exemple l'ONF pour les forêts en France, l'UNESCO pour "l'Éducation, la Science, et la Culture dans les Nations Unies", et Wikipedia pour la connaissance encyclopédique internationale.

En France, de nombreux communs sont gérés de manière centralisée par une instance unique placée sous le contrôle du peuple. L'État français collecte des contributions financières sous forme d'impôts et taxes et gère l'éducation nationale, la sécurité sociale, l'infrastructure ferroviaire et électrique, et autres communs via des services publics. Mais aujourd'hui, suite aux difficultés financières et au lobbying, les services publics sont peu à peu privatisés, c'est à dire soumis à la gérance d'entreprises privées et soustraits à la communauté. De plus, nous traversons une crise démocratique dans laquelle le peuple perd contrôle sur l'État, comme en témoignent les manifestations omniprésentes et la violence sourde qui s'y oppose. Nous assistons à la destruction des communs au profit d'un modèle libéral répressif.

La monnaie occupe une position centrale dans la plupart de nos activités. Pourtant, elle reste gérée par une minorité d'acteurs privés qui défendent leur intérêt propre. Pourquoi ne pas faire de la monnaie un commun ? Nous pourrions collectivement décider d'utiliser la création monétaire pour servir l'intérêt collectif. Le problème est notre échec à créer des structures décisionnelles justes et durables. En centralisant la prise de décision au cœur de structures de pouvoir, nous subissons de manière amplifiée les aspects négatifs de la nature humaine. La monnaie libre vise plutôt à fournir un outil juste et stable sur lequel nous pourrons construire des structures de financement plus élaborées.

Nous avons identifié plus haut le rôle primordial de la création monétaire. Plutôt que de laisser ce privilège à une poignée d'individus, la monnaie libre en fait un commun, et le répartit à parts égales entre tous les individus d'une même zone monétaire. Ainsi, chacun peut diriger cette création monétaire en fonction de ses valeurs. Cette règle de création monétaire s'apparente à un revenu de base, sauf qu'étant pure création monétaire, il n'induit aucun rapport de force. La Théorie Relative de la Monnaie (TRM) définit précisément les règles de la création monétaire qui garantissent l'égalité entre les individus dans le temps. Elle introduit le Dividende Universel (DU) comme unité de référence monétaire. La version originale est disponible ici et je l'ai reformulée ici. Le logiciel Duniter, dont j'ai parlé ici implémente ce dividende universel et permet de gérer collectivement la monnaie libre ğ1 grâce à une blockchain, un système décentralisé et sûr.

Si la monnaie libre se veut politiquement neutre, ce n'est pas le cas des structures de financement. Je me contenterai donc ici d'esquisser ma vision d'une économie fondée sur la monnaie libre. Je vois l'argent comme un liquide irrigant l'économie qui puise sa source dans la création monétaire. En répartissant cette source entre chaque individu, la monnaie libre transforme radicalement l'accès à ce liquide. Aujourd'hui, nous comptons sur une théorie du ruissellement qui déforme notre économie. Les activités proches de cette source sont largement approvisionnées alors que celles plus distantes subissent une sécheresse systématique. En monnaie libre, chaque individu est une source au cours de sa vie. Il crée chaque jour une petite quantité d'eau qu'il alloue aux projets qu'il veut voir grandir. Un projet local se financera à échelle locale, à partir des individus qui le composent.

À petite échelle, les citoyens s'organiseront en collectifs (associations, mouvements politiques...) en mettant en commun une part de leur création monétaire. Un projet de moyenne échelle (PME, coopérative...), devra alors convaincre ces collectifs pour obtenir un financement auprès d'eux. Quant aux grands projets à l'échelle nationale et européenne, je les vois comme une fédération de collectivités locales, guidés par une démocratie directe ascendante plutôt que par une démocratie représentative descendante. Les situations suivantes seraient alors impossibles : l'Union Européenne imposant un plan d'austérité drastique à la Grèce sans aucune consultation des collectivités, nos instances financières européennes mettant en place le Quantitative Easing alimentant surtout le marché spéculatif. Nous serons forcés de réfléchir et communiquer avant d'agir, il sera impossible de se lancer dans des plans d'une ampleur démesurée sans un solide soutien démocratique.

La monnaie libre favorise les modes de financement alternatifs comme le crowdfunding ou le partage du capital. De plus, en changeant les règles de la monnaie et les structures de financement, en décentralisant les structures de pouvoir, nous transformons les rapports humains et favorisons l'entraide et coopération plutôt que la domination et l'asservissement. Ces comportements collectifs sont rendus difficiles par notre organisation sociale mais tout porte à croire qu'ils ressurgiront en changeant les règles du jeu. [à compléter]

Et après...

La monnaie libre recentre la définition de la monnaie sur l'humain. Elle donne un nouvel outil capable de recentrer les valeurs de la société sur celles de l'humain.

Une telle modification des règles aura comme conséquence mécanique de décentraliser le pouvoir, et forcera des modes de financement plus démocratiques à toutes les échelles.

Pour découvrir la monnaie libre, discuter du financement des communs, ou simplement rencontrer des personnes motivées pour changer de système, je vous invite à participer à la prochaine rencontre de la monnaie libre à Paris du 4 au 7 juin 2020. Plus de détails sur le site provisoire de l'événement.

Les RML 15 ont été annulées pour cause de COVID 19.

Argent : L'argent est avant tout un métal, mais son utilisation sous forme de pièces de monnaie a donné lieu à l'utilisation de ce mot pour désigner la monnaie en général. J'écris ici "Argent", avec un majuscule, pour désigner le concept abstrait presque sanctuarisé présent dans les expressions "l'argent est roi", "argent sale", "par manque d'argent". Ce concept se réfère à la fois à la monnaie et au pouvoir.

SEL : un Système d'Échange Local est en fait une monnaie locale. Bien que sa forme soit différente des monnaies usuelles, sa nature reste la même et constitue donc une monnaie.